Denis

Denis

Michel-Ange, Rubens, Rembrandt, Géricault.

Dans sa bouche, ce sont des amis, des rivaux, des frères.
Sur ses toiles et dans son argile, ce sont des maîtres, des inspirations.

Il est un des derniers de leur lignée au Québec. Quand on voit ses œuvres d’un réalisme saisissant, avec une attention travaillée pour l’unicité humaine et la richesse de la précision, on reconnaît les tableaux au Louvre, les sculptures des grandes cathédrales. Le détail du muscle, la lumière sur le bronze.

Denis est un portraitiste.

« La peinture comme je l’entends a été inventée autour des années 1400. Donc jusqu’à Bouguereau, on compte 450 ans d’innovation, d’évolution.
Les académiciens ont développé une technique qu’on appelle “la demi-pâte” qui donne des résultats magnifiques.
Mais elle a été balayée du revers de la main. Personne ne connaît ça.
C’est une manière de peindre qui demande des connaissances en chimie, en physique des matériaux, pour arriver à un rendu dans le frais, sans empâtement. Ça crée une matière relativement lisse, avec laquelle on exploite la translucidité de la peinture à l’huile.
On est très loin des touches mises une à côté de l’autre.
C’est une technique extrêmement difficile à maîtriser. Très très capricieuse.
Il faut que l’artiste se plie aux exigences de la matière pour arriver à faire ce qu’il veut. Ça va chercher un raffinement au niveau des valeurs fines du rendu et de la matière. Il faut vraiment être en face de l’original pour le comprendre.
Aucune reproduction ne peut rendre l’effet de la translucidité de la peinture à l’huile. »

Dans son trait comme dans ses mots, on sent sa passion pour la noblesse des matériaux, l’importance de la méthode, la persévérance et la patience en création. Sa passion pour le métier, quoi.

« La tâche que tout artiste devrait se donner : ne pas stagner.
Il y a beaucoup d’éducation à faire.
Aller plus loin que le “on aime” ou “on n’aime pas”.
Le degré de difficulté est important aussi.
De mon côté, je suis davantage attiré par la virtuosité. »


« Je suis venu au monde avec un crayon dans les mains. »

Au-dessus de sa barbe et de sa voix douce et grave, Denis a gardé les yeux curieux, brillants de cette jeunesse dont il se remémore.

« Mon père travaillait dans une usine de papier et me ramenait de grands morceaux de papier journal. Il mettait tout ça sur le plancher et il ne me voyait pas de toute la journée. Je dessinais sans m’arrêter. »

Cette affinité pour le dessin devient une connivence entre eux.

« Le soir, avant d’aller se coucher, il laissait une esquisse sur la table.
Le matin, je me levais, je regardais son dessin et j’essayais de faire pareil. »

Même loin de l’Italie et de la France, les grands peintres européens trouvent leur chemin jusque dans son Shawinigan natal, jusqu’à ses jeunes mains éveillées au bonheur de l’art.

« Chez mes parents, il n’y avait qu’un seul livre sur le sujet. C’était un très bel ouvrage, écrit par René Huyghe, un des conservateurs du Musée du Louvre et un critique d’art très important au XXe siècle. C’est quelqu’un pour qui j’ai eu beaucoup d’admiration. »

On l’imagine passer des heures à feuilleter le livre, à en décortiquer les tracés et les techniques. À s’imaginer l’époque des grands maîtres du portrait et à aspirer apprendre de l’un d’eux. Il se met à chercher des endroits pour se perfectionner, mais très vite, il se bute au néant.

« Quand j’étais à l’école, les copains, les professeurs étaient fascinés par mon talent.
Mais il n’y avait pas d’endroit où on enseignait le dessin académique, et il n’y en a pas vraiment plus aujourd’hui. »

Denis entreprend de se former lui-même à travers les livres et les conseils d’un oncle touchant au graphisme et à la peinture.

« J’ai dû attendre l’âge du cégep pour étudier en option arts plastiques. J’y suis arrivé en 71, en pleine Révolution tranquille. Les écoles des beaux-arts avaient été fermées en 69. On avait créé les facultés d’arts visuels et d’arts plastiques dans l’enseignement supérieur, et tout ce qui pouvait ressembler à du dessin académique y était proscrit, il n’en était plus question.
Alors que moi, je rêvais de Michel-Ange. »

Denis continue de prendre ses ambitions en main et se tourne vers l’université, où il devient auditeur libre pour des sessions d’observation sur modèle nu. Mais la ligne d’enseignement reste axée sur la démarche conceptuelle, au détriment de cette technique qu’il cherche désespérément.

« Même avec deux modèles qui posaient, la professeure annonçait : “Ne regarde pas ta feuille, prends un gros pinceau et de l’encre, analyse les modèles et laisse-toi inspirer.”
Moi je ne voulais rien savoir de ça. Je dessinais. Et elle revenait toujours sur mon dos à dire : “Ça, on ne fait plus ça comme ça aujourd’hui.” »

Taxé d’entretenir une « technique passéiste », assoiffé d’un savoir qu’il ne trouve nulle part, Denis claque la porte des institutions.

« Les écrits étaient restés, les œuvres des artistes demeuraient disponibles, donc j’ai fouillé et j’ai retrouvé le type d’apprentissage qu’on enseignait jadis.
En me basant là-dessus, j’ai fait mes classes moi-même, seul.
Dessin, anatomie, modèle vivant, ensuite les techniques de peinture à l’huile.
Le métier. »

Aujourd’hui, il se souvient de cette rigidité institutionnelle avec philosophie et prône la liberté de créer peu importe les tendances.

« Avec le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch en 1918, on est allé au bout de quelque chose. On peut faire ce qu’on veut. La liberté est là. Elle doit l’être. »


Au fil de ses recherches, Denis finit par entendre parler des portraitistes du Vieux-Québec. Il met le cap sur la capitale.

« Je suis venu voir, j’ai essayé et j’ai adoré ça.
J’ai fait ça pendant 25 ans.
Et c’est là – au milieu de milliers de portraits – que j’ai développé mon expertise.
Ça me collait à la peau.
Ça m’a beaucoup fait évoluer. »

Cette pratique lui permet de dégager du temps pour peaufiner son art et continuer son apprentissage autodidacte.

« Je passais mon été à faire des portraits dans le Vieux-Québec. Le reste de l’année, je poursuivais mes recherches en dessin et en peinture. »

Denis construit au fil des ans un style fluide, évolutif qui lui est propre, invoquant des portraits d’un réalisme quasi photographique, tout en conservant l’empreinte singulière du trait de pinceau ou de crayon. Il plonge dans une représentation mettant en valeur matériaux et symbolisme personnel.

Bien qu’il préfère se tenir loin de la diffusion que pourraient proposer les galeries et les marchands qui encouragent un artiste à se « cantonner dans un genre », son oeuvre fait du chemin, jusqu’à l’Assemblée nationale et dans l’archevêché où il accepte des commandes de parlementaires, de membres du clergé.

« J’ai mangé mes bas par contre.
Il y avait souvent une période pendant le temps des fêtes où je louais un espace dans les centres commerciaux comme Place Laurier.
Mais j’arrivais au printemps avec trois mois de loyer en retard, sans électricité.
Et là, la roue repartait.
Il faut dire que je n’étais pas très économe non plus! »

Denis en rit, en frottant ses mains travaillées par le pinceau et l’argile.


Au travers de ses recherches, un épisode déterminant : cette exposition rétrospective sur William Bouguereau au Musée des beaux-arts de Montréal en 1984.

« Je n’avais jamais entendu parler de lui.
Je suis sorti de la salle en colère. En colère parce qu’on m’avait menti.
J’ai toujours été impressionné par les classiques que je pouvais découvrir dans les livres : Rembrandt, Rubens… Les connus, ceux qu’on adule tout le temps.
Mais je n’avais jamais entendu parler des académiciens du XIXe siècle. Dans l’histoire de l’art, on passait carrément par-dessus. J’avais l’impression qu’on me les avait cachés, alors que c’était ce dont j’avais besoin.
Parfois on mentionnait au passage que, bon, les impressionnistes auraient gagné une bataille contre l’académisme. Mais on n’allait jamais jusqu’à expliquer ce qu’était l’académisme.
Ça a été occulté pendant tout le XXe siècle. »

Un désir diffus devient une nécessité claire : il faut enseigner ces savoirs à nouveau. Que tout ne soit pas perdu. Ce qui commencera par un atelier de portraits deviendra tranquillement l’Académie des beaux-arts de Québec qu’il fonde en 2008.

« On dit qu’on apprend d’abord beaucoup de nos maîtres, ensuite de nos collègues et finalement de nos élèves.
Quand tu enseignes, tu continues à travailler, tu t’adaptes. Il faut être patient. Il faut être tenace. Comme mon école, il a fallu un bon moment avant que ça roule.
Aujourd’hui, je suis fier parce qu’il y a de la relève : Rosalie, Geneviève.
C’est fragile encore, mais j’ai la satisfaction de l’avoir lancée. »

Son mot d’ordre : « Passer davantage de connaissances que d’opinions. »

« Je me suis buté aux préjugés toute ma vie. Pour les faire tomber, il n’y a rien comme l’éducation et l’information. »


« J’ai toujours mis de côté la sculpture.
Il y a quelques années, j’ai décidé de changer de cap. D’autant plus que tout ce qu’on apprend en peinture et en dessin reste très pratique en sculpture.
On a déjà dit “Faire une sculpture, c’est comme faire mille dessins dans tous les angles imaginables.”
Au niveau financier, je mange un peu moins mes bas que dans ma jeunesse, donc j’ai pu m’y plonger davantage. Et je me suis mis à avoir des clients, des mécènes qui étaient prêts à investir dans mon art. »

Denis, éternellement jeune dans sa curiosité, admet cependant que l’âge commence à se faire sentir.

« À force de faire de la peinture, j’ai développé des tendinites.
Et la seule manière de soigner ça, c’est d’arrêter les gestes répétitifs.
En plus, avec la sculpture, j’ai aussi développé de l’arthrose dans les pouces.
Donc j’alterne entre peinture et sculpture. Ça change le mal de place, et ça me convient très bien.
C’est dommage par contre. Parce que je trouve qu’il me reste beaucoup à faire en peinture. Et en sculpture, alors là, je commence à peine.
Et il ne m’en reste pas beaucoup vers l’avant dans la vie.
J’essaie d’être le plus efficace possible pour le temps qu’il me reste.
J’ai encore tellement à faire, j’aurais besoin de deux mille ans devant moi.
Mais je ne les aurai pas. »

S’il regrette ne pas avoir eu la chance, comme Michel-Ange, de commencer son apprentissage en atelier à huit ans pour maîtriser ses techniques plus jeune (« J’ai finalisé mon apprentissage, je devais avoir presque quarante ans. Michel-Ange, lui, a fait son David à vingt-cinq. »), il regarde son parcours avec bienveillance, fier de l’authenticité de sa démarche.

Et à le voir serein et déterminé, on sent qu’il n’est pas près d’arrêter.
Pour élever son art.
Pour ranimer un savoir disparu.
Pour le transmettre, en inspirer d’autres, et que rien ne soit perdu.

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