Sophie

Sophie

« C’est une question que j’me suis posée à mes 19 ans : Est-ce que je vais un jour rentrer dans le moule, comme tout le monde? »

« Avoir le char, la maison ou l’appart, le chum?
Est-ce que j’allais pouvoir avoir tout ça?
J’avais l’impression que moi, j’y avais pas droit.
Pourtant, c’était mon désir. Mais je me sentais trop différente.
Je sentais que j’avais pas eu les mêmes opportunités pis les mêmes privilèges que les jeunes de mon âge. »

Si Sophie a toujours voulu entrer dans ce fameux moule, ce n’est pas pour s’effacer, mais pour vivre une vie qu’on lui a refusée.
Faire d’elle-même le plus beau des gâteaux, démoulé à la perfection, avec des fissures prêtes à recevoir une dose de glaçage comme autant de bonheur.

À voir son sourire aujourd’hui, on sent qu’elle y est arrivée.


« J’étais l’genre de p’tite fille en robe qui allait jouer dans bouette avec le quatre-roues. Pis ça prenait pas de temps que je r’venais toute crottée! »

Sophie a un rire sucré.
On l’imagine bien, l’enfant terrible victorieuse dans la terre. Et en bonne Robin des bois qu’elle était, ce caractère flamboyant s’agençait à un sens de la responsabilité déjà affûté.

« Jeune, j’ai commencé à m’occuper de mon frère pis de ma sœur.
Faire des soupes, des pâtisseries, m’occuper du ménage.
Parce que ma mère commençait à travailler à 8h le matin et finissait à minuit le soir. »

L’entraide et l’empathie remontent chez Sophie comme des bulles, pétillantes. Mais son milieu familial de l’époque est plutôt empreint de confrontations.

« Mon père était très autoritaire.
Toujours l’impression que je pouvais pas faire d’erreur.
À un moment donné, j’étais pu capab’.
J’m’enfermais toujours dans ma chambre pour pas voir mes parents. »

La tempête finit par devenir trop trouble et, à douze ans, Sophie entre dans sa première famille d’accueil. Pour lui offrir un environnement plus sain, dit-on. Mais le répit espéré n’est pas au rendez-vous.

« J’suis tombée chez du monde qui gardait des enfants pour l’argent.
J’avais pas le droit de voir des ami.e.s, pas le droit de sorties, pas le droit de toucher à un ordinateur. Pis j’voyais leurs enfants à eux pouvoir jouer aux jeux vidéo, courir à 20h dans’ cour… Quand y pouvaient se débarrasser de moi la fin de semaine, y le faisaient. »

Pour protéger son individualité et trouver une manière de respirer, Sophie commence à se rebeller. Ne pas rentrer à l’heure convenue. Essayer l’alcool. Voir des ami.e.s défendu.e.s. À travers ces erreurs et ces interdits brisés, elle tente surtout de rapiécer son adolescence.

Un an plus tard, à sa demande, elle atterrit enfin dans une nouvelle famille, avec quatre autres jeunes filles.

« Les parents nous traitaient plus humainement. Y nous amenaient faire des sorties. Y trouvaient ça épouvantable ce que j’avais vécu dans la famille d’avant. Pis cette année-là, j’ai été tranquille. »

Elle souligne ce dernier point comme une évidence : son climat sain agissait sur elle comme un baume. Une occasion de s’épanouir, de monter comme un soufflé. Fragile, mais sur la bonne voie.

« J’pense que c’est la seule famille d’accueil qui m’a traitée dignement. »

Dans sa voix, on sent la reconnaissance qu’elle a pour celle et celui qui lui ont offert une parcelle de normalité. Cependant, ce couple s’effrite et Sophie doit partir. Elle souhaite alors retourner chez sa mère – maintenant divorcée –, mais cette dernière est trop malade pour la recevoir.

« C’est comme ça que j’ai atterri en centre d’accueil. »

« Ç’a été le choc. »

Bien qu’elle n’ait ni antécédent criminel ni trouble de santé mentale, Sophie est hébergée dans l’aile sécuritaire du centre. Par manque d’espace dans les autres unités.

Les clôtures. Les grillages. La porte de la chambre qui se verrouille automatiquement. Un horaire pour les douches. On confisque les chaînes, les bijoux, la radio, les crayons. Un seul appel téléphonique de 15 minutes aux deux jours. « Pis t’es chronométrée. »

« Quand tu rentres en centre d’accueil, c’est pas nécessairement tout le monde qui a un dossier judiciaire, ou qui est un jeune délinquant.

Faque tu viens de perdre tes parents dans un accident de char, pis y’a pas de famille d’accueil? Tu te retrouves là.
T’as une maladie mentale? Tu te retrouves là.
T’étais dans la prostitution juvénile? Tu te retrouves là.
T’as commis un crime? Tu te retrouves là.
C’est comme un mix de tout le monde mélangé qui devrait pas nécessairement être mélangé. »

Sans traitement adapté à sa situation personnelle, Sophie doit se plier aux règles d’un établissement mésadapté pour son trouble de l’opposition mineur et son TDAH. Mais surtout mésadapté pour son regard brillant et vif, pour ses rêves et ses désirs. Elle marche donc au pas, fait ses tâches et écoute les consignes. Mais elle constate vite que celles qui ont le droit de sortir, ce sont les filles les plus turbulentes, dont on veut se débarrasser pour quelques heures.

« À un moment donné, j’ai compris que malheureusement, si j’faisais semblant de péter une coche pis de tout r’virer le salon à l’envers, j’allais avoir ma sortie.
Pis je l’ai eue.
Faut dire qu’une sortie, c’était pas la grosse affaire.
Aller dans l’parc à côté.
Sortir au dépanneur s’acheter des bonbons.
Juste prendre l’air.
Sinon, t’es tout le temps enfermée : l’école est à l’intérieur, les repas sont à l’intérieur.
Tu sors jamais de là. »


Sophie commence à fuguer à l’occasion.
Lucide, elle arrive à cerner l’émotion qui bouillait en elle au moment de ses échappées.

« La soif de liberté.
La soif intense que tsé, à un moment donné, j’aimerais ça avoir ma vie, faire mes propres choses.
Mais en centre d’accueil, t’as tellement de règles….
Tout c’que j’voulais, c’était de passer une journée aux Plaines ou au carré d’Youville, sans devoir donner des comptes à quelqu’un.
De pouvoir jouer à la Récréathèque.
Juste dire “J’ai été voir des ami.e.s” sans subir le gros interrogatoire.
J’étais comme rendue…
J’avais besoin de vivre. »

Elle se souvient encore de sa première fois.

« La fille a dit “À soir, on fugue, y’a du monde qui vont au camping.
Est-ce que tu veux venir?”
J’ai dit “Ok!”
Ça a été aussi simple que ça! »

Le rire vanillé, doux et réconfortant de Sophie.

« Sur le coup, j’étais vraiment nerveuse : de ce qui allait arriver, de où on allait aller.
C’est sûr que ce côté-là t’insécurise toujours.
Mais j’me disais :

“Heille, c’est la première fois que j’vais faire du camping dans l’bois avec des ami.e.s su’l bord d’un feu avec de la guitare.” »

Sophie a dû gagner à la dure ses moments d’insouciance. Ça ne lui a pas toujours amené des dénouements heureux (« C’est sûr qu’on était pas mal malcommodes »), mais c’était une manière de se réapproprier sa jeunesse, de goûter à ce que les autres de son âge goûtaient.

Ses fuites l’ont amenée au-delà de Québec sur le pouce, à Trois-Rivières, à Montréal. Elle a pu voir la province, essayer, se tromper, rire, s’amuser. « Pendant longtemps, ma vie rentrait dans un sac à dos. »

Mais au-delà de ses disparitions occasionnelles, deux choses l’aident à tenir bon.
Sa mère : « Je lui téléphonais une fois par semaine. »
Et le jour où elle pourrait enfin vivre de manière autonome : « ma majorité. »


Ainsi, à 17 ans, Sophie peut quitter le système des centres et familles d’accueil.
Et à la veille de ses 18 ans, elle obtient son premier appartement, dans Limoilou.

« Quand j’suis arrivée en appart, j’avais encore l’impression que c’était pas ma place.
Fallait tout le temps que je change les affaires de bord.
Pendant longtemps, ma vie rentrait dans un sac à dos.
Pis c’était ma maison. »

Cette pensée encore trop présente qu’elle ne pourra pas entrer dans le moule. Que ses rêves modestes sont inatteignables. Mais au fil du temps, son besoin de fuir se stabilise. Sa place se cristallise. Elle trouve enfin son refuge, son endroit pour être elle-même.

« Maintenant, j’ai un appartement, pis je r’garde mes meubles pis j’me dis “Ça rentrerait jamais dans un sac à dos!” »


Aujourd’hui, diplôme d’études secondaires en poche, emploi à temps plein sous le bras et permis de conduire dans le portefeuille, Sophie arrive à se détacher de son passé. L’avenir lui apparaît lumineux, entouré d’amours qu’elle s’est elle-même créées.

« Malgré tout, j’suis contente de ce que je suis devenue. J’ai mes deux enfants avec moi. Pis j’trouve que j’ai une belle vie. »

Au fil du temps, les relations avec sa famille s’améliorent. « Avec mon père, c’est super bien. Mon frère, on est proche comme ça. Ma sœur aussi ça se passe mieux. »

Et surtout, Sophie connaît maintenant la valeur de son bagage. Humaine, résiliente, déterminée, elle le partage désormais avec d’autres.

« Astheure, j’revendique le droit à quelque chose pis de pouvoir me le donner.
Pis j’veux montrer que c’est correct.
J’ai partagé mon histoire de vie pour les pamphlets pour La Maison Dauphine.
J’suis aussi allée raconter mon parcours au parlement en 2012-2013, devant des ministres.
J’suis allée chercher des donations pour un organisme pour les jeunes parents qui aident dans les débuts. J’fais partie de leur site. »

On se tourne désormais vers Sophie pour être guidée, pour s’inspirer.

« Les gens m’ont dit “T’es la personne qu’on peut décrire comme une forme de courage. On a l’impression qu’on te pitcherait en bas de la falaise que tu la remonterais, la pente!” »

Son rire croustillant.

L’ultime consécration, si la vie le lui permet : retourner faire sa part dans les centres jeunesse. Amener une humanité à laquelle elle n’a pas toujours eu droit.

« J’aimerais ça – quand mes enfants seront plus grands – aller travailler en intervention.
J’ai été préposée d’aide à domicile cet hiver pour des personnes paraplégiques. J’aime beaucoup la relation d’aide.
Peut-être sauver des jeunes.
Peut-être m’arrêter sur des points auxquels les autres auraient pas pensé.
Parce que moi, je les ai vécus. »

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