Corinne
Les silences de Corinne sont photographiques.
Lorsqu’elle médite une idée, un souvenir, on voit l’emplacement de la lumière qui frôle les surfaces, le grain de l’image, les contrastes qu’elle invoque dans sa pensée.
Elle habite l’espace comme un polaroïd qui s’apprête à nous dévoiler un précieux souvenir.
Puis, elle éclate de rire.
« J’avais un p’tit stress à participer à Foule, parce qu’à m’écouter parler pendant une heure, j’me tanne. C’est rough! Je l’ai fait pour me sortir de ma zone de confort.
C’est Camille qui m’a poussée, elle me disait “Ben non, tu vas voir, ça va être l’fun.”
Pis c’est vrai : quand tu fais quelque chose à laquelle t’es pas habituée, après tu te sens mieux. »
Sa voix posée s’infuse d’une intelligence qui s’attache à ce qu’elle décrit. Les livres nous apparaissent entre les mains, les œuvres se sculptent devant nous.
« On va souvent au musée, Camille et moi.
Quand y’a un moment où on se sent plus maussades, on sait qu’on va aller au musée pis qu’on va tomber en amour. »
Elle sait que le bonheur réside là où on le cherche plutôt que là où on nous l’impose. On écoute Corinne et on entend Marguerite Duras, on entend Annie Ernaux, Marie Ndiaye, Martine Delvaux. Elle a la poésie du vivant.
« J’fais beaucoup de choses par rapport au plaisir que j’vais en retirer.
Je parlais avec un ami dernièrement de ceux qui demandent “C’est quoi ta job de rêve?” Pis lui de répondre : “Pour moi, y’a pas de travail de rêve parce que c’est pas un rêve de travailler.”
J’étais comme “Oui, c’est vrai. J’veux juste faire les choses que j’aime.”
Ça doit être pour ça que j’aspire à m’intégrer au domaine de l’édition : parce que ça me permettrait d’épanouir mon amour de la lecture tout en promouvant la culture pis ce qu’on fait de beau ici. »
Et à travers cette manière de prendre soin d’elle-même, elle prend soin des autres, elle se construit à partir du positif.
« Le geste féministe quand une femme choisit de lier sa propre voix à celles des autres femmes parce qu’elle sait que dans l’alliance réside l’espoir d’une résistance, d’un changement même. »
- Martine Delvaux, Sexe, amour et pouvoir
Si elle n’aime pas s’écouter parler, c’est parce que Corinne s’intéresse à la parole des autres, à la parole d’aujourd’hui. C’est pour cette raison qu’elle s’est inscrite en littérature à l’université.
« Comme j’aimerais aller en édition, mon but est de baigner le plus possible dans ce qui se fait en ce moment dans la littérature québécoise. En connaître le plus possible sur notre écosystème littéraire. »
« Au cégep, j’étais déjà en lettres, pis on lisait surtout les classiques – donc des hommes cis[genre], blancs. Pis en me penchant sur la littérature québécoise, j’ai plus découvert les voix des femmes. Ça a cliqué. »
La force des discours féminins et féministes l’interpelle au-delà de ses lectures et s’ancre dans son regard sur le monde. Les iniquités entre les genres sont une des rares choses qui lui font élever la voix.
« Ce qui m’indigne particulièrement – surtout avec le mouvement de dénonciation pis de listes d’agresseurs sur le Web à la mi-2020 –, ce sont les “boys’ club” : les gars qui s’affichent comme vraiment impliqués pis militants mais qui, au fond, se protègent entre eux.
Ça, ça m’écoeure.
Le pire, c’est que les gens les aiment, les idolâtrent. Mais dans le fond, ces “boys' club”-là s’approprient des valeurs qu’y endossent pas nécessairement. »
Corinne observe, note et prend acte : « Ce que je peux faire, je le fais. » À travers ce débat, une force : elle reste consciente de son rôle, de ses privilèges, de son agentivité.
« Moi, ça va assez bien.
Bon, après, c’est sûr qu’y a le racisme systémique qui est toujours en place!
J’suis quand même assez privilégiée dans ma situation : j’ai grandi dans un bon milieu, j’vais à l’université, j’ai un bon emploi étudiant.
Mais y’a ça aussi qui vient me chercher : j’vis dans un certain privilège, mais je sais qu’y est pas accessible à tout le monde. »
Selon elle, il n’est plus possible de se détourner des injustices sociales.
« On a plus le choix de les voir. C’est partout, c’est gangrené.
Le premier pas à faire, c’est d’en prendre conscience.
Pis après, c’est d’analyser comment on fonctionne, comment on est élevé.e.s.
Regarder notre rapport à nos relations, à notre sexualité. »
« Est-ce qu’on peut penser le féminisme sans penser l’amour? »
- Martine Delvaux, Le monde est à toi
Cette analyse sur soi-même, Corinne l’a faite. Et ça lui a apporté l’une des plus belles personnes dans sa vie : Camille.
Pour comprendre, il faut remonter quelques photos en arrière, avant son entrée en littérature.
« On s’est rencontrées à ma première année en archéologie à l’université.
Une fois, Camille m’a tenu la porte.
Pis a’ m’a trouvée ben cute.
Quand elle m’a vue aller vers l’asso en archéo, elle s’est dit “Bon ben, j’pense que je vais m’intéresser à ce local pour la première fois de ma vie!” »
Elle rit, attendrie. Instantané de la poussière qui s’est soulevée.
« Au début, je le savais pas, mais c’était des “dates” qu’on avait.
Moi, j’pensais juste qu’on était vraiment amies!
On parlait jusqu’à deux heures du matin, a m’reconduisait chez nous.
J’voyais rien aller.
Pis a un moment donné, a’ me l’a dit, pis j’étais comme “Ah, ben oui!”
Après ça, on a commencé à sortir officiellement ensemble.
C’était ma première blonde. C’est pour ça que je catchais pas!
J’avais déjà eu des amourettes, mais pas de relations sérieuses. »
Pour plusieurs, la découverte d’un amour pour une personne du même sexe marque le début d’un processus d’identification à la communauté LGBTQIA2+, aux réalités hors de l’hétéronormativité. Mais pas pour elle.
« Je ressens pas le besoin de m’identifier.
C’est un privilège de pas avoir à le dire, j’en suis consciente. Mais je m’écoute pis c’est pas un besoin pour moi. »
Corinne appartient à une nouvelle ère d’amoureux.ses qui peuvent s’épanouir au-delà des étiquettes.
« C’est la même chose pour mes ami.e.s, je crois.
Dans mon entourage plus proche, j’vois une certaine libération.
J’pense que c’est générationnel : y’a une ouverture mêlée à une espèce de je-m’en-foutisme, au sens où on s’en sacre si tu sors avec une femme, un homme, une personne non binaire.
Y’a encore beaucoup de discrimination, et ça dans toutes les sphères, c’est sûr.
Mais La Cité-Limoilou, c’est le centre-ville. Y’a quelque chose dans les mentalités et la mixité qui font que j’ai moins été exposée à ça, ayant grandi là. »
Cette liberté sereine floute les ombres. Fige les lumières sur les objets, dans les fenêtres, sur ses mains qui se joignent.
« Ça va faire trois ans qu’on est ensemble, Camille et moi.
On est vraiment fusionnelles.
Pis on dirait que c’est pire depuis qu’on habite dans le même appartement.
C’est ma meilleure amie, faque on a ben du fun.
En ce moment, on fait du télétravail dans deux pièces différentes.
Pis on s’appelle en faisant semblant de prendre rendez-vous pour venir se voir! »
Corinne sourit.
« J’pense que pour nous deux, c’est une des premières fois où on peut être aussi authentiques. »
« Parfois, je prends la mesure de notre amitié par la place qu'y tient le silence. Ne rien dire, ne rien faire, seulement être ensemble. »
- Martine Delvaux, C’est quand le bonheur?
« Je pense que l’amour occupe une grande place dans ma vie.
C’est cucul un peu, mais ce sont mes ami.e.s qui prennent une bonne partie de cet espace.
C’est ce qui fait que je me sens bien. »
Corinne retrouve autour d’elle différents types d’amour qui se complètent. Surtout, qui s’inscrivent dans son quotidien par des gestes simples, mais précieux.
« Avec Camille, ce sont de petites attentions.
Mettons que j’suis en train de me faire à déjeuner, j’vais me retourner pis elle va avoir sorti mon assiette.
Y’a toujours quelque chose qui fait que je sais qu’elle pense à moi.
Mes ami.e.s sont un peu aussi comme de la famille.
On peut juste écouter un film pis ça fait notre soirée.
Ou mettons on soupe ensemble pis après on fait la vaisselle. »
« L’importance de la proximité. »
Cette manière simple, mais profonde d’aimer s’inspire de sa vie familiale, où l’importance de l’intimité se marie aux moments de tendresse.
« On est vraiment proches.
Pourtant mes parents ont jamais vécu ensemble. Y’ont toujours été en couple, mais y’ont jamais habité ensemble. Y possèdent comme un duplex. Ma mère avait les deux étages du haut, mon père les deux étages du bas.
Pis j’me souviens que ça arrivait souvent que ma mère vienne nous réveiller mon frère ou moi, on allait se coucher dans le lit de la personne pas encore réveillée pis on faisait juste parler.
On était juste bien ensemble. »
L’éclairage orangé d’un lever de soleil à travers les rideaux.
Dans le matin, Corinne et Camille, sa mère, un ami, une table, un café, impossible de le deviner sur la photo, mais on devine des rires.
Rien de parfait, mais quelque chose de facile.
Du plaisir. Partagé.