Natalie
Barranquilla, en Colombie, a offert au reste du monde :
Shakira, dont les hanches ne mentent pas,
le Groupe de Barranquilla, où Gabriel García Márquez s’est illustré,
et Luz Natalie.
Comme Shakira Isabel Mebarak Ripoll, elle a fait de Natalie son nom d’artiste.
« J’ai pas changé mon nom au Québec. Je l’ai raccourci.
Je voulais éviter les “Luz quoi? Hein quoi?” »
Natalie a terminé la scolarité d’une maîtrise en littérature, arts de la scène et de l’écran à l’Université Laval.
Elle détient un bac multi en sciences de l’éducation et en science politique, un certificat en création littéraire et un diplôme en relations internationales, terminé entre Québec et Barranquilla.
Elle a travaillé trois ans à l’Assemblée nationale.
Elle est mère d’un adolescent. Elle a 36 ans.
Mais surtout.
Natalie performe maintenant sur les scènes de La Bordée et de Premier Acte comme comédienne. Elle est sortie du Conservatoire d’art dramatique de Québec en 2019, quatorze ans après son arrivée en sol québécois.
« Y’a juste un prof au conservatoire qui m’appelle Luz. Quand j’ai prononcé mon nom au complet devant la classe en disant “Mais vous pouvez m’appeler juste Natalie”, il a répondu “Mais c’est beau, Luz!”
Ça doit être la seule personne au Québec qui m’appelle Luz. »
Comme quoi on peut parfois retrouver sa lumière – sa luz – à l’autre bout du monde.
« Tout ça, c’est lié au théâtre. »
Déjà, Natalie en rêve toute jeune. Elle débute dès cinq ans, alors élevée par ses grands-parents.
Sa mère et son père, expatriés au Brésil, se spécialisent en médecine, mais chacun de leur côté. Car, si au départ ils devaient tous aller y habiter, le père de Natalie - arrivé en premier - rencontre une autre femme dont il tombe amoureux. À l'arrivée à l'aéroport, alors qu'il en fait l'annonce à la mère de Natalie, celle-ci doit faire un choix : revenir dans l’humiliation (à une époque où la Colombie est encore très ancrée dans les traditions catholiques) ou rester à l’étranger pour poursuivre ses études. Elle choisit le second plan, amenant Natalie et sa plus jeune sœur à faire la navette entre deux pays pendant leur enfance, avec pour pied-à-terre la résidence intergénérationnelle de Barranquilla. « Je pense qu’on a full été aimées par mes grands-parents. Pis mes oncles et tantes qui vivaient avec eux. Je me suis jamais sentie seule ou abandonnée. C’était ça, la vie. »
« Vers la fin de mon secondaire, je voulais être comédienne. »
Mais Natalie a dû prendre le long chemin pour monter sur les planches.
« Ma famille était contre, évidemment. On voulait que je fasse un vrai métier. N’importe quoi. »
« Ma mère a fini par me dire “Ok, si tu es prise à la meilleure université publique, j’accepte que tu étudies en théâtre.” »
Pour sa mère – revenue vivre en Colombie quand Natalie avait 12 ans –, pas de demi-mesure : sa fille sera la meilleure comédienne ou elle ne sera pas comédienne du tout. Sur le coup, Natalie lui en veut. Mais maintenant, elle se demande si cette pression n’est pas un symptôme du machisme dans la culture latino-américaine : « Le temps où j’ai grandi en Colombie, je le compare à ce qu’on me dit du Québec de Duplessis. Les hommes regardent le match de soccer pendant que les femmes courent partout. On est super exigeant envers les femmes. »
Natalie n’est finalement pas acceptée à cette université, dont le programme en théâtre est très contingenté. Le rêve semble s’étioler, lorsque son père accepte de payer ses études dans le domaine si elle le rejoint au Brésil.
« Faque je suis allée vivre chez mon père.
Pis quatre mois plus tard, j’suis tombée enceinte. À 17 ans. »
Elle avoue tout à son père qui ne digère pas la nouvelle. Malgré son côté progressiste et intellectuel, il n’accepte pas que sa fille ait un enfant illégitime. Il la chasse de chez lui, et Natalie doit s’installer chez le père biologique de son enfant. Qui la recevra encore plus mal. Sa belle-mère réussira à calmer le jeu comme elle peut. Mais le déshonneur s’installe.
En apprenant que Natalie est enceinte, sa mère est estomaquée.
« En plus de vouloir être comédienne, je tombais enceinte en dehors du mariage. »
Elle reprend alors sa fille chez elle, en Colombie, malgré la honte sociale.
« J’ai compris plus tard que ma mère a aussi dû vivre avec cette honte. Elle a été super courageuse parce que beaucoup de femmes – pis c’est vrai – m’auraient juste reniée. Tsé, ici, c’est vraiment pas quelque chose auquel on pense, mais c’est une réalité. »
Natalie parle des passages difficiles de sa vie avec éloquence et lucidité. Elle reconnaît les beautés comme les épreuves. Elle comprend pourquoi les gestes ont été posés, les hontes colportées, les vies fissurées.
En allant chercher Natalie au Brésil, sa mère est catégorique.
« Elle me l’a dit clairement : “Je vais tout faire pour t’aider, Nat. Mais tu te choisis une vraie carrière.” »
Natalie, résiliente à travers les sacrifices, se coupe du monde du théâtre – ses ami.e.s, ses lieux, ses spectacles – et redevient la première de classe qu’elle a été dans sa jeunesse. Le nouveau plan : devenir diplomate, grâce à des études en relations internationales.
« Le choix, je l’ai fait comme ça : quelle carrière va m’envoyer le plus loin de la Colombie le plus rapidement possible? »
« Ça me tentait pas d’être dans cette société-là où je me sentais constamment opprimée. Encore plus quand je suis revenue avec un enfant. Mais c’était aussi par rapport à ma condition de femme pis à mon envie d’être artiste. Y’avait plein d’affaires qui faisaient de moi une marginale. Alors que j’étais pas si marginale. Quand je suis arrivée au Québec en 2005, je me suis rendu compte que j’étais pas marginale pantoute! »
Au départ, c’est l’amour qui l’amène en Amérique du Nord.
« Y’avait une possibilité de participer à une simulation de l’OEA, Organisation des États américains. C’est là que j’ai rencontré François, de Sherbrooke. »
S’entame alors une relation à distance de deux ans. Au départ, c’est François qui vient la voir en Colombie lorsqu’il le peut. Puis, c’est elle qui arrive au Québec comme étudiante à l’Université Laval.
« Après les six premiers mois ici, j’ai dit “Écoute, je vois pas comment je ferais pour retourner en Colombie, ça se peut pas!” »
« Une des choses qui m’a le plus émue, c’était de lire la Charte des droits et libertés de la personne du Québec – parce que j’étais en relations internationales, alors je lisais ce genre de choses!
C’était écrit quelque chose comme “L’égalité entre les hommes et les femmes est une valeur fondamentale.” »
« Moi, je voulais vivre dans un pays où l’égalité était une valeur fondamentale. »
À travers tous ses mouvements, la patrie intérieure de Natalie reste le théâtre. Ça n’a pris que six mois après son arrivée au Québec pour renouer avec ses premières passions : elle s’inscrit alors à la troupe de l’Université Laval.
De fil en aiguille, elle s’y implique de plus en plus, s’intègre au domaine des arts de la ville via la littérature.
Et,
enfin,
à sa deuxième tentative,
elle entre au Conservatoire d’art dramatique de Québec.
Reconnaissante d’avoir reçu cette riche formation pour suivre sa vocation, elle sait cependant - en tant que première allophone à traverser le cursus - que le combat n'est pas gagné. Il reste à faire son chemin en tant que femme issue de la diversité.
« Une fois sur deux, je me questionne si j’ai une place dans ce milieu. Quand je dis que c’est tough, c’est pas parce que je me demande si je suis une bonne comédienne, c’est parce que je me demande si j’ai une place en tant que personne racisée. »
« C’est dur à dire pis c’est dur à entendre », révèle-t-elle, consciente que ce débat divise au Québec. Et ce, même dans les écoles de théâtre.
« Au conserv’, on me répétait “Ton accent est pas assez québécois.”
Pis on me disait pas ça pour sous-entendre que je suis pas Québécoise. Je comprends que c’est une question technique. On voulait que je puisse décrocher des rôles pis que je travaille dans ce milieu qui écoute les accents avec trop d’attention.
Mais moi, ça venait me chercher. Je me disais : “Mais quoi? Qu’est-ce que je dois encore faire, mon Dieu, pour être une Québécoise?” Ça fait 15 ans que je suis ici, ça fait 15 ans que je mets cette langue dans ma bouche. Pourquoi est-ce qu’elle peut pas être du québécois? »
De cette frustration, elle extirpe de la matière pour créer. Et revendiquer sa voix féministe et racisée.
Depuis, elle est montée sur les planches de différents théâtres de Québec pour parler de sa vie, de cette langue qui est la sienne, de son rapport au Québec.
Notamment dans le spectacle Ici.
« Quand j’en ai vu la première mouture du spectacle au Carrefour international de théâtre, j’ai été très touchée. Mais, y’avait très peu de place pour celles et ceux qui veulent être ici, qui ne s’ennuient pas tant d’ailleurs. Pour moi, chez moi, c’est ici. Je sentais que ce discours-là manquait. Alors quand on m’a approchée pour la seconde mouture, j’ai dit “Voilà! Je vais pouvoir parler de ça.” »
Natalie a ainsi pu, avec force et poésie, donner une voix à cette identité multiple qu’elle revendique.
« Mes attachements ont toujours été fluides. Probablement à cause de comment j’ai grandi. J’étais pas attachée à une maison ou à mes parents ou à mes ami.e.s. Je pense que, psychologiquement, je me suis fait des repères élastiques de ce qu’était “chez moi.” »
Elle s’est construit une âme en courtepointe, prête à vivre partout et nulle part.
« J’avais des maisons. J’avais des familles éparpillées un peu partout. »
Parce que Natalie est une García Márquez, une Shakira.
Inspirante. Pionnière. Mondiale.
« J’ai jamais eu le mal du pays.
Je décide de mon pays. »