Eve

Eve

Il semble qu'il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu'on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté
- Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

Comment traverser un cancer?
Par la lecture.

« J’me suis remise à lire beaucoup. Ça me tentait pu d’écouter la télé. J’étais pognée deux semaines en dedans – confinée avant le confinement. Je suis retournée à la bibliothèque pis je me suis remise à lire. »

Eve, la voyageuse en backpack jusqu’en Espagne, en France, en Italie.
Eve la demi-marathonienne, la mère d’une jeune femme dans la vingtaine.
Clouée au sol.
Elle aurait pu se laisser abattre.
Heureusement, les livres sont là.

« J’ai lu toutes sortes d’affaires, du Michel Tremblay, du Marcel Pagnol – ça, j’aime ça, ça fait rêver par ses paysages.
L’insoutenable légèreté de l’être. Ça m’a fait du bien. J’avais besoin de le relire. Pour moi ça avait du sens, un autre sens que quand je l’avais lu avant.
Quand j’embarque dans un livre, j’peux quasiment binger comme une série! »

Lire devient une occasion de rencontrer des univers, des personnes qui la voient au-delà de sa maladie.

« Les regards changent. Tu deviens “malade”.
C’est pas mal intentionné, les gens font attention, y veulent prendre des nouvelles.
Y sont inquiets. Faut beaucoup que tu portes la douleur des autres.
Parce que quand tu l’annonces, chacun va réagir différemment, y’en a qui vont pleurer, y’en a qui vont paniquer.
Pis tu te ramasses à absorber ça, pis à consoler les gens. »

Alors Eve, pour s’enlever ce poids, tend plutôt le bras et ouvre la fenêtre de la littérature.
La revoilà partie.


En août 2019, Eve rentre à l’hôpital pour un choc septique.
« J’avais une infection au sang, y’ont jamais trouvé vraiment pourquoi. »
Déjà en attente pour les résultats d’une biopsie récente, elle y passe la nuit.
À 7h30 du matin, la médecin la réveille.

Cancer du col de l’utérus.

Tout de suite, elle pense aux autres.
« Peut-être parce que j’étais pas prête à l’intérioriser. Pis que je faisais de la projection sur ce que ça fait aux autres plutôt qu’à moi. »
Évidemment, c’est sa mère qui lui vient en tête en premier.
Sa mère qui se remet tout juste d’un cancer du sein.
« Enfin, a’ commence à souffler, pis là y faut que j’y annonce que c’t’à mon tour. »

Eve l’accompagnait dans les traitements. Elle lui tenait la main pendant la chimiothérapie, la radiothérapie. Sans savoir qu’elle se trouverait à son tour, un an plus tard, dans le lit de la patiente.

« J’ai vu ma mère perdre ses cheveux, la fatigue, la douleur, tous les effets secondaires de la chimio, le goût qui change, la dépression… »

« Quand ç’a été mon tour, ma mère a pris la relève. C’est elle qui venait me porter à mes rendez-vous. Elle savait c’était où les trucs à l’hôpital! »

Heureusement, le cancer d’Eve est décelé très tôt. Pas de chimio ni de radio.
Elle aura une tout autre épreuve à traverser.

L’hystérectomie.

« Des gens m’ont dit “De toute façon, t’as eu un enfant, t’as pu besoin d’avoir un utérus”.
Ça, j’trouve, c’est banaliser l'hystérectomie.
C’est pu une question de choix.
C’est pu possible.
Mais ça m'a sauvé la vie. »


Malgré la peur d’annoncer son diagnostic à sa mère, à sa fille, à sa sœur, à sa marraine, à son entourage, Eve sait qu’une douleur encore plus profonde peut les attendre si elle minimise son état. Elle décide de se confier.

En la voyant alitée,
en apprenant la nouvelle,
en écoutant sa bienveillance héritée de famille,
la fille d’Eve se couche dans le lit d’hôpital de sa mère.

« Pis j’ai dit “Là, là, pour moi, l’important, c’est la transparence. Je veux pas que tu partes pis que tu te dises que j’te cache des affaires. Que ce soit positif ou négatif, on s’parle pis j’vas te l’dire.”

Les parents font souvent ça : y cachent leurs petits bobos. »

« Ces secrets-là, justement, ça devient des cancers. »

Par deux fois pendant qu’elle se trouve l’hôpital, le catholicisme tente d’entrer dans la chambre d’Eve. Sans y avoir été invité.

« C’est le genre d’absurdité qui m’arrive tout le temps. T’as l’infirmière qui vient changer mon soluté, pis a’ m’voit qui pleure à manquer d’air – je venais d’apprendre la nouvelle – pis tsé, a’ m’dit “Voulez-vous voir l’aumônier?” »

À ce souvenir, Eve rit.

« Le dimanche après, ma sœur est dans ma chambre, on jase. Pis y’a deux vieilles madames qui passent, pis là y’en a une qui se r’vire pis a’ m’demande “Voulez-vous communier?” »

« Là, j’ai dit : “Mon Dieu, on n’est pas censé être un état laïque ici?
C’est le weekend le plus spirituel de toute ma vie! J’ai l’impression qu’y vont m’pitcher de l’eau bénite dans face! C’est dimanche, jour de communion, y’a des personnes âgées, la madame a juste voulu être smatte. Mais là, j’étais comme : quand j’vais sortir, j’vais être born again!” »

À cette ironie, Eve rit.

« Je suis apostasiée. Je suis débaptisée. »

Une procédure simple. Une lettre au diocèse. Un mois d’attente. Et la croix s’évapore de sur son front lumineux. Pourquoi l’avoir fait officialiser, plutôt que d’arrêter simplement de pratiquer?

« Le fait que je sois une Première Nation. Le fait que je sois une femme. Le fait que j’aie beaucoup d’ami.e.s qui sont gai.e.s. Qu’est-ce qui peut ne pas justifier ça? »

Eve est descendante wendate. Dans la fermeté de sa voix, on sent la détermination derrière son choix.

« En tant que membre des Première Nation, c’est dégueulasse ce qui a été fait. Pour les femmes, encore aujourd’hui, ne serait-ce que pour le droit à l’avortement. Le VIH, quand y disent aux gens de pas se protéger, y sont responsables d’une partie de cette pandémie-là. »

« Y’a des millions de croyants.
Pis je veux pas être dans la statistique.
Je veux pas ma carte du Parti Catholique. »

Ses convictions rejoignent plutôt ses racines, alors qu’elle travaille en communications pour un organisme en éducation qui représente 22 communautés dans l’ensemble du Québec.

Détricoter les mailles de travers que d’autres ont fait dans le tissu de ces peuples. Voilà ce en quoi elle croit.


Aujourd’hui, « on va bien les deux. Ma mère et moi. »
Eve devra être suivie pendant cinq ans tous les six mois. Mais c’est un moindre mal.
Il n’y a pas de métastases dans les tissus, alors l’avenir semble bon.

Et il sera bientôt consacré à sa passion : le voyage.

« C’est définitif que moi, j’attends pas à 65 ans pour prendre ma retraite. Quitte à down-grader mon rythme de vie. Tsé, j’me donne encore peut-être dix ans de 8 à 5. Après : travailler six mois par année pis le reste, voyager en backpack. »

Eve veut faire de son temps et de sa relation au monde des choses précieuses. Ne pas suivre les traces des workaholics et la frénésie sociale actuelle.
« Je connais trop de gens qui sont bien financièrement, qui ont beaucoup travaillé mais pas beaucoup profité.
Je veux pas me pousser jusqu’à la dernière minute pour finalement…»

Non. Plutôt, Eve veut offrir à son entourage, à sa fille, de souvenirs comme des diamants.
Aller au Laos, au Myanmar.
S’envoler à nouveau.
Recommencer les demi-marathons.
Courir.
Vers l’ailleurs.

Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant où l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses.
- Milan Kundera, La vie est ailleurs

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